Chapitre XII
Budler était dans la pièce où Colben avait été tué. Dans les premières scènes, on le voyait subir un conditionnement, passer progressivement de la terreur impuissante à la confiance, puis a une participation active et décidée. Au début, il était attaché à la même table en forme de Y, mais ensuite la table disparaissait et un lit prenait sa place.
Budler était un petit homme aux épaules étroites, avec des hanches et des jambes maigres, mais il était pourvu d’un sexe gigantesque. Il avait la peau blanche, des yeux d’un bleu délavé et des cheveux couleur paille. Les poils de son pubis étaient brun clair. Son sexe était de couleur sombre, comme plein de sang. Il avait la faculté rare de rester en érection après avoir joui et il semblait disposer de réserves de sperme inépuisables.
(Les deux victimes étaient des hommes à la sexualité particulièrement développée ; à tout le moins, on pouvait dire que le sexe était le pivot de leur existence. Ils avaient eu tous deux de nombreuses maîtresses, ils avaient mis enceintes des filles mineures, ils avaient été arrêtés pour viol ou soupçonnés de viol : ils étaient fiers de leurs prouesses sexuelles et aimaient à en faire étalage. Ils étaient l’un et l’autre, pour reprendre l’expression qu’avait utilisée M. Budler en parlant de son mari, de « fieffés saligauds ». Ils étaient assez répugnants dans leur genre. Childe se dît que les assassins les avaient peut-être tués en pensant que et n’était qu’un juste retour des choses.)
La femme au maquillage criard et qui avait sous son cache-sexe une créature, une machine ou un organe jouait aussi dans ce film-là ; elle semblait être une spécialiste des pompiers. Elle ôtait son dentier à plusieurs reprises, mais elle ne mettait pas ses dents de fer. À chaque fois qu’elle déchaussait son dentier Childe se tendait et sentait une nausée l’envahir, mais la mutilation lui était épargnée.
Il y avait d’autres acteurs. Une femme incroyablement grosse, mais qui avait une peau magnifique, blanche comme de l’albâtre. On ne voyait jamais son visage. Une autre femme, superbement bâtie, mais le visage toujours dissimulé, en général par un loup noir. Elles faisaient toutes deux usages de leur bouche et de leur con ; Budler sodomisait une fois la femme obèse.
Il y avait aussi deux hommes, le visage également masqué. Childe les étudia attentivement, mais il n’arriva pas à déterminer si l’un d’eux pouvait être Glam, ou Igescu, ou l’adolescent amateur de billard. L’un d’eux était à peu près de la taille d’Igescu, un autre était très grand et formidablement musclé. Mais Childe n’aurait pas pu les identifier avec certitude.
Budler devait être un homosexuel latent, et le conditionnement qu’il avait subi (sous l’effet d’une drogue peut-être) avait considérablement développé en lui cette tendance. L’un des deux hommes le suçait plusieurs fois, et il sodomisait l’hercule à deux reprises. Un troisième homme apparaissait le temps d’une scène dans laquelle Childe crut reconnaître l’amorce de l’Apothéose Finale. Il se ramassa sur lui-même, s’attendant à voir Budler victime des pires horreurs, mais son visage en gros plan ne manifesta aucune douleur ; seul, l’épuisement s’y lisait. Budler, les trois hommes et les trois femmes prenaient ensemble de multiples positions, formant des figures variées, dont Budler était généralement le centre.
Le préfet, qui était assis à côté de Childe, y alla de son commentaire.
— Ils sont toute une bande, dit-il. En plus des six que nous voyons, il doit y en avoir au moins deux autres pour tenir les caméras.
Le dernier tableau commençait (Childe ne sut que c’était le dernier que parce que le préfet l’en avertit).
Budler prenait une des deux belles femmes en levrette.
Les caméras suivaient tous leurs mouvements, sous tous les angles possibles, excepté ceux où le visage de la femme aurait pu apparaître. Certaines images avaient dû être prises à l’aide d’un soufflet adapté à la caméra − celles où l’on voyait en gros plan une queue gargantuesque qui se glissait dans une fente éléphantesque en passant sous un anus qui avait l’air d’une immense caverne. Le lubrifiant coulait comme le trop-plein d’un barrage.
Puis, la caméra parut remonter en rampant le long du pénis, dont le mouvement était en train de cesser, et pénétra dans le vagin. La lumière se fit plus intense ; les spectateurs avaient l’impression d’être entourés de milliers de tonnes de chair. Ils voyaient le pénis d’en haut ; on aurait dit une baleine forçant le passage d’une grotte sous-marine. Puis ils voyaient, au-dessus d’eux, un plafond de chair rose pâle, humide.
Soudain, le noir se faisait à nouveau et ils se trouvaient dehors, voyant de biais Budler et la femme accouplés sur le lit. La femme était étendue sur le ventre, les deux bras du même côté ; un coussin posé sous son estomac lui soulevait les fesses. Budler, un genou posé entre les jambes de la femme, la chevauchait et se balançait rythmiquement d’avant en arrière et d’arrière en avant.
Soudain, si soudainement que Childe eut un hoquet de surprise et qu’il crut que son cœur allait s’arrêter, la femme se transforma en louve. Quand la métamorphose se produisit, Budler était toujours sur elle, en train de se retirer très doucement. Le film était truqué, bien entendu. Mais la drogue devait aussi avoir un rôle à jouer dans ce trucage, car Budler se comportait comme si la femme s’était réellement changée en louve sous ses yeux. Il s’immobilisa, leva les deux mains, puis il se redressa et s’assit ; son sexe ressortit du vagin de la louve et s’affaissa aussitôt, il avait l’air d’être sous l’effet d’un choc. La louve se retourna en grondant et lui happa le sexe. Tout se passa si vite que Childe ne comprit pas immédiatement que les terribles mâchoires s’étaient refermées sur le pénis de Budler et l’avaient coupé tout près de la racine.
Le sang jaillit en bouillonnant de la blessure, éclaboussant la bête et inondant le lit.
Budler tomba à la renverse en hurlant. La louve avala le pénis, et se mit ensuite à lui bouffer les testicules. Budler ne criait déjà plus. Sa peau était devenue livide ; la caméra quitta la plaie qui béait à l’endroit où s’était trouvé son sexe, remonta le long du corps et cadra son visage mourant.
On entendit de nouveau le piano grêle qui jouait Humoresque. Le Dracula surgit de derrière les tentures ; comme la première fois, il rejeta la cape qui lui couvrait le visage d’un geste exagérément dramatique. La caméra descendit et Childe eut la confirmation de ce qu’il lui avait semblé voir lors de son entrée en scène. Le sexe du vampire, mince et effilé comme un dard, raide comme un bâton, jaillissait de sa braguette ouverte. Il fit entendre son horrible rire de crécelle et traversa la pièce en bondissant. Il sauta sur le lit, saisit la louve et, s’accrochant au pelage de son flanc, la monta.
La louve poussa un hurlement, sa gueule s’ouvrit, et un morceau de chair s’en échappa. Puis, tout en la baisant, le vampire la poussa en avant, suivant son mouvement à genoux, et elle se mit à déchiqueter à belles dents le bas-ventre de Budler.
Fondu. Les mots À SUIVRE, en lettres de strass, apparaissaient sur l’écran, et le film était terminé.
Childe vomit cette fois aussi. Ensuite, il engagea la conversation avec le préfet qui était pâle et visiblement ébranlé. Ce qui ne l’empêcha pas de rester ferme dans sa détermination à ne rien faire contre Igescu. Il expliqua à Childe (qui le savait) qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves, pas de preuves du tout, en fait. Le « vampire », les loups dans le parc, le fait que Childe avait peut-être été drogué par la secrétaire d’Igescu, les poils de loup que l’on avait retrouvés dans la voiture de Budler et le loup qui apparaissait dans le film, tout cela aurait dû suffire à légitimer une perquisition. Mais Igescu était un homme riche et influent, son casier judiciaire était vierge, et il n’avait jamais été soupçonné d’activités criminelles.
C’était à peu près ce à quoi Childe s’était attendu. Il allait falloir qu’il amène des preuves concluantes ; et qu’il se les procure seul, sans l’aide de la police.
Childe quitta le commissariat et reprit sa voiture. Le ciel se couvrait de plus en plus. L’irréelle clarté blanchâtre virait lentement au glauque. Il s’arrêta à une station-service pour faire le plein et remplacer son phare brisé. Après avoir tamponné le formulaire correspondant à sa carte de crédit, le pompiste lui dit :
— Si ça se trouve, vous êtes mon dernier client. Parce que le temps de faire mes comptes de la journée, je me casse d’ici. Je quitte la ville, moi mon vieux. Les carottes sont cuites !
— Je crois que je vais faire comme vous, dit Childe. Mais j’ai un boulot à terminer avant.
— Ah, bon ? Sous peu, ça sera une ville morte. C’est déjà bien parti pour.
Childe alla faire des courses à Beverly Hills. Il eut un mal fou à trouver une place de parking. Los Angeles n’était pas si près que ça de devenir une ville morte. Les gens amassaient peut-être des stocks de vivres en prévision d’un deuxième exode ou de crainte que les magasins ne soient bientôt fermés. Childe passa deux bonnes heures au supermarché, et il lui fallut une demi-heure de plus pour parcourir les deux kilomètres qui le séparaient de son immeuble. Les embouteillages avaient repris. Et la pollution atmosphérique avec. Childe avait prévu de se rendre tout de suite chez Igescu, mais il savait qu’il valait mieux attendre que le trafic diminue. Il passa une heure à fignoler son plan.
Après, il essaya d’appeler Sybil, mais les lignes étaient de nouveau engorgées. Il alla chez elle à pied. Il s’était acheté un masque à gaz (le supermarché venait d’en recevoir un lot), et il avait une tête de phacochère mâtiné de hibou. La plupart des passants étaient masqués comme lui, et la rue semblait peuplée de Martiens.
Sybil n’était pas chez elle, et sa voiture toujours au garage. Childe essaya d’appeler sa mère à San Francisco ; il eut un mal fou à obtenir l’interurbain, et la téléphoniste l’avertit qu’il lui faudrait patienter. Elle avait pour consigne de donner la priorité aux communications « extrêmement urgentes ». Childe lui dit que ça tombait bien, puisque la sienne l’était, que sa femme avait disparu et qu’il voulait s’assurer si elle était partie à San Francisco. La fille lui dit qu’il devrait attendre quand même, sans préciser combien de temps. Elle lui demanda s’il désirait qu’elle le rappelle quand son tour viendrait.
Il dit non, la remercia et raccrocha. Il rentra chez lui et appela les abonnés absents : toujours rien. Il mit la télé pour le bulletin d’information ; en gros, c’était le même récit que la veille, avec d’infimes réajustements de détail : smog, smog et exode massif. Il renonça très vite à regarder la télé ; les informations le déprimaient, et il y avait des informations sur toutes les chaînes, sauf une, qui passait un film encore plus déprimant que les informations. Petite Princesse, avec Shirley Temple. Il essaya de lire, mais il pensait sans arrêt à Budler et à Sybil.
Il enrageait de ne pas pouvoir passer à l’action. Il fut à deux doigts de foncer, malgré les embouteillages, en se disant qu’au moins comme ça il ferait quelque chose et que d’ailleurs, une fois sorti des rues à grande circulation, ça devait rouler un peu mieux. Il jeta un coup d’œil dans la rue. Elle était remplie de voitures, qui allaient toutes dans la même direction ; le concert d’avertisseurs était un vrai brise-nerfs, des conducteurs s’apostrophaient et s’injuriaient en vociférant, d’autres se cramponnaient à leur volant, stoïques, les dents serrées. Childe ne serait sans doute même pas arrivé à se glisser dans le flot.
À sept heures, subitement, le trafic redevint normal, comme si on avait fait disparaître sous terre toutes les bagnoles en surnombre en débranchant une prise. Childe descendit au sous-sol, sortit sa voiture du garage et s’engagea dans la rue sans encombres. Quelques rares voitures roulaient encore dans le mauvais sens, mais elles réintégraient le bon couloir les unes après les autres. Il arriva chez Igescu juste avant la tombée de la nuit. Il avait dû s’arrêter pour changer un pneu crevé. Les routes étaient jonchées d’objets, et un clou s’était planté dans son pneu arrière gauche. En plus de ça, un contrôle routier lui avait fait perdre du temps. Les flics étaient à la recherche d’un bandit qui avait dévalisé un pompiste et qui possédait une voiture du même modèle et de la même couleur que la sienne. Ils avaient fini par admettre qu’il n’était pas un bandit, ou en tout cas pas celui qu’ils cherchaient, et ils l’avaient laissé repartir. Si les flics se donnaient tant de mal pour un vulgaire hold-up, c’était signe qu’il y avait beaucoup moins d’embouteillages dans le secteur.
Il suivit jusqu’au bout la route qui passait devant la propriété d’Igescu, fit demi-tour et rangea sa voiture dans les fourrés. Il en descendit, ôta son masque à gaz, ouvrit son coffre et en sortit le paquet qu’il avait préparé. Il lui fallut un bon moment pour hisser son pesant fardeau à travers les broussailles inextricables qui bordaient le mur jusqu’au sommet du raidillon. Une fois-là, il plaça contre le mur l’échelle pliante en aluminium léger, serra les écrous et la gravit, en portant le paquet à l’épaule. Il s’arrêta quand son visage eut dépassé la dernière ligne de barbelés. Il préférait ne pas vérifier s’ils étaient électrifiés ou non, de peur de déclencher un signal d’alarme. Il déroula le long tunnel en plastique caoutchouté, un jouet d’enfant, en tirant sur la cordelette qui était nouée à son extrémité. Il le ramena vers lui et le poussa par-dessus les barbelés jusqu’à ce qu’il dépasse à moitié de l’autre côté, puis il se mit à ramper. Au lieu de se glisser dans le tunnel, il passait par-dessus, et la manœuvre ne pouvait être que lente et maladroite. Il s’appuyait de tout son poids sur le tunnel, mais la double couche de caoutchouc le protégeait des pointes des barbelés. Il s’assit à califourchon sur le tunnel, et il réussit à se retourner et à tirer lentement l’échelle à lui en s’aidant de la corde qu’il avait détachée de l’extrémité du tunnel et nouée au dernier barreau de l’échelle. Il prenait d’infinies précautions afin de ne pas effleurer le barbelé avec l’échelle.
Il la souleva, la retourna et la fit redescendre jusqu’à terre, de l’autre côté du mur. Il posa les pieds sur l’échelon supérieur, fit glisser le tunnel à terre et le suivit. Il fit exactement la même chose pour franchir le mur de la deuxième enceinte ; mais là, il s’arrêta au sommet de l’échelle et, au lieu de passer le mur, il sortit deux énormes steaks de son paquetage et les jeta aussi loin qu’il put. Ils atterrirent au pied d’un grand chêne, sur un tapis de feuilles mortes. Alors, Childe redescendit de l’échelle et il s’assit par terre, le dos au mur. Si rien ne se passait au bout de deux heures, il continuerait quand même.
La nuit était tombée entre-temps, mais l’air était toujours aussi suffocant. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un chant d’oiseau, pas même un bruit d’insectes. La lune se leva. Quelques minutes plus tard, un long hurlement se fit entendre. Childe bondit sur ses pieds, les cheveux dressés sur la tête. Lointain au début, le hurlement devint plus proche. Bientôt, il entendit des reniflements, puis une série de grognements et le bruit d’un animal dévorant voracement quelque chose. Childe vérifia une fois de plus son Smith Wesson Terrier de calibre 32 et attendit. Après cinq minutes à sa montre, il passa le mur avec le tunnel et l’échelle, comme la première fois. Il les laissa au pied du mur, cachés derrière un arbre au cas où il y aurait eu des rondes de surveillance. Puis, le revolver à la main, il se mit à la recherche des loups. Il ne restait plus des deux grosses côtes de bœuf que quelques fragments d’os à demi rongés.
Il ne trouva pas de loups. Ou plutôt, il n’était pas certain que c’étaient bien des loups.
Il pénétra dans une petite clairière et retint son souffle.
Deux corps étaient étendus sous la lune. Ils étaient inconscients, comme auraient dû l’être les loups après avoir dévoré la viande assaisonnée d’un puissant somnifère qu’il leur avait jetée. Mais, contrairement à son attente, ce n’étaient pas les corps de deux quadrupèdes velus au long museau pointu, mais les corps nus des deux jeunes gens qui jouaient au billard chez Igescu. Vassili Chornkine et Frau Krautschner dormaient dans l’herbe, sous la lune. Le garçon était étendu sur la face contre terre, ses jambes repliées sous lui, les deux mains posées près du visage. La fille était couchée sur le côté, les jambes relevées et les bras repliés près de la tête. Elle avait un corps magnifique, qui ressemblait beaucoup à celui de la femme que Budler prenait par-derrière, dans le film.
Childe dut s’asseoir, car ses jambes se dérobaient sous lui. Il ne savait pas si c’était possible ou impossible. C’était. Et ça le menaçait. Car cela remettait en question sa foi dans l’ordre de l’univers, autrement dit toute son existence.
Au bout d’un moment, il se sentit la force d’agir. Il prit un rouleau de chatterton dans son paquetage et s’en servit pour leur attacher les mains dans le dos. Il leur lia les chevilles de la même manière, les bâillonna soigneusement, les plaça face à face, couchés sur le côté, aussi près que possible l’un de l’autre, et les attacha ensemble par le cou et les chevilles. Lorsqu’il eut achevé son ouvrage, il était trempé de sueur. Il les laissa ainsi au milieu de la clairière, en leur souhaitant de prendre bien du plaisir ensemble (qu’il puisse avoir de pareilles idées indiquait qu’il se remettait vite de ses émotions). En tout cas, ils pouvaient s’estimer heureux : son plan initial avait été de tuer les deux loups en les égorgeant. Il s’orienta au jugé et prit la direction de la maison.
Cinq minutes plus tard, il aperçut sa forme massive au sommet de la colline, trouée par quelques rectangles de lumière. Il s’en approcha par le côté gauche. Soudain, il s’arrêta net et faillit appuyer sur la gâchette de son revolver, tant il était surpris et dérouté par la brusque apparition. Une silhouette était brièvement passée dans un rayon de lune et s’était fondue dans l’obscurité. Il lui avait semblé reconnaître la femme vêtue d’une longue robe noire au dos nu.
Pour la troisième fois depuis le début de la nuit, il sentit un frisson lui parcourir l’échine. Ça devait être Dolores ou quelqu’un qui se faisait passer pour elle. Et pourquoi aurait-ce été une mise en scène, quand il n’y avait personne à tromper ? Les occupants de la maison ignoraient sa présence. Il l’espérait en tout cas.
Mais peut-être le baron s’était-il assuré le concours de cette actrice pour épater un autre visiteur…
Outre la Rolls Royce Silver Cloud, cinq voitures étaient garées dans l’allée : deux Cadillacs, une Lincoln Continental, une Cord et une Duesenberg de 1929. Les ailes de la maison étaient plongées dans l’ombre, mais le bâtiment central était brillamment éclairé.
Childe chercha à repérer Glam ; ne l’apercevant nulle part, il fit le tour de la maison. Un treillage couvert de lierre lui permit d’accéder facilement au balcon du deuxième étage. La porte-fenêtre était fermée, mais non verrouillée. La pièce dans laquelle il pénétra était obscure et sentait le renfermé. Il s’avança en tâtonnant le long du mur, trouva une porte et l’ouvrit tout doucement ; c’était celle d’une penderie pleine d’une masse obscure de vêtements d’où émanait une odeur de moisi. Il referma la porte, et continua à avancer. Il en trouva bientôt une autre qui ouvrait sur un couloir faiblement éclairé par la lune qui traversait une fenêtre. Il s’y engagea, s’éclairant par intermittence à l’aide d’une petite lampe électrique. Il dépassa un escalier et poussa une porte débouchant sur un autre couloir, qui n’était pas du tout éclairé, contrairement au premier. Il traversa en se guidant sur le mince pinceau lumineux de sa lampe.
De temps en temps, il s’arrêtait devant une porte et y collait l’oreille, croyant avoir entendu un murmure de voix de l’autre côté. Mais après avoir écouté attentivement, il fut convaincu qu’il n’y avait personne et que c’était son imagination qui lui jouait des tours.
Ce couloir était deux fois plus long que le précédent ; il aboutissait à une porte fermée à clé. Childe essaya sans succès toutes les clés de son trousseau de cambrioleur. C’était une serrure à gorges. Il sortit sa pince-monseigneur, et fourragea longuement dans la serrure, s’arrêtant plusieurs fois parce qu’il lui semblait avoir entendu un bruit de pas. À la fin, la serrure céda. Des ruisseaux de sueur lui coulaient le long du visage et lui bassinaient les côtes.
La porte s’ouvrit, laissant passer un rai de lumière et un souffle d’air frais.
Childe poussa la porte et pénétra dans un nouveau couloir. Il y eut un mouvement bref tout au bout du couloir, à sa gauche. La chose était passée trop vite pour qu’il puisse l’identifier, mais il lui sembla que c’était la traine de la robe noire de Dolores del Osorojo. Il courut jusqu’à l’endroit où il l’avait aperçue, en s’efforçant de faire le moins de bruit possible ; ses baskets chuintaient légèrement sur le dallage de marbre, qui était tarabiscoté et encadré de baguettes de bois précieux, dans le plus pur style victorien, bien qu’il se trouvât dans la partie espagnole de la maison. Il s’arrêta à l’angle du couloir et passa la tête de l’autre côté.
Une femme était debout, tout au fond du couloir, tournée vers lui. À la lueur du lampadaire posé par terre non loin d’elle. Childe la distinguait très bien ; elle était grande, brune et très belle ; c’était la femme du portrait accroché au-dessus de la cheminée du salon.
Elle lui fit signe de la suivre, tourna les talons et disparut au coin du couloir.
Childe était un peu désorienté ; il lui semblait qu’il avait perdu le contact avec une part de lui-même et que les murs vacillaient subtilement autour de lui.
En arrivant au coin, il vit la traine de Dolores franchir une porte, au milieu du couloir. Elle donnait sur une pièce plongée dans la pénombre, à peine éclairée par le reflet d’une lampe posée sur une console, dans le couloir. Il tâtonna le long du mur et trouva un commutateur. Une petite lampe s’alluma au fond de la pièce ; elle était posée sur une table de nuit, près d’un grand lit à baldaquin. Childe ne connaissait pas grand-chose aux meubles, mais ça devait être un lit Louis quelque chose, Louis XIV, peut-être. Le reste du mobilier, très luxueux également, avait l’air d’être assorti au lit. Un grand lustre de cristal pendait du plafond.
Le mur était lambrissé de bois blanc, et l’un des panneaux était en train de se refermer.
Childe avait bien eu l’impression de voir le panneau glisser mais, le temps qu’il cligne de l’œil, le mur était redevenu parfaitement lisse. La femme ne pouvait pas être sortie autrement. Les fantômes ont-ils besoin d’ouvrir les portes, ou les murs, pour passer d’une pièce à l’autre ?
Peut-être. S’ils existent. Car Childe n’avait aucun moyen d’être sûr que Dolores, si c’était bien elle, était un fantôme.
S’il s’agissait d’une mise en scène montée par Igescu à l’intention des visiteurs indésirables, et notamment de Childe, la femme avait forcément de mauvaises intentions à son égard. Le panneau ouvrait sans doute sur un passage secret et Igescu voulait peut-être que Childe l’emprunte.
D’après l’article du Times, l’hacienda du vieux Don Pedro était pleine de passages secrets, de souterrains, de galeries qui menaient jusque dans les bois. Il les avait fait construire pour se prémunir contre les attaques des bandits, des Indiens sauvages, des paysans révoltés, peut-être même des troupes du gouvernement. Le vieux semblait avoir eu maille à partir avec les collecteurs d’impôts ; le gouvernement soutenait qu’il avait caché de l’or et de l’argent.
Le premier baron Igescu, l’oncle du propriétaire actuel, avait fait construire des passages secrets reliant les ailes au centre de la maison. Ils n’étaient pas tellement secrets : les ouvriers qui les avaient installés avaient parlé ; toutefois, il n’existait aucun plan de la maison. Quant aux ouvriers, ils devaient être pour la plupart morts depuis longtemps ; les survivants, si on avait pu les retrouver, auraient sans doute été trop séniles pour se souvenir de la disposition des passages et des souterrains.
Le panneau était resté ouvert juste assez longtemps pour que Childe soit sûr que c’était l’entrée d’un passage. Le baron souhaitait peut-être qu’il en connaisse l’existence ; ou alors Dolores, le fantôme. En tout cas ; il était fermement décidé à y pénétrer.
Il ne lui restait plus qu’à découvrir le mécanisme qui en déclenchait l’ouverture. Il appuya le long du cadre, essaya de faire pivoter les moulures, frappa du poing sur toute la surface (le panneau sonnait creux), et l’examina de tout près dans l’espoir d’y trouver des trous minuscules. Il ne découvrit rien d’insolite.
Il se redressa. Il était furieux. Il se retourna soudain, comme pour surprendre quelque chose ou quelqu’un en train de faire quelque chose dans son dos. Il n’y avait rien d’autre que ce qui se trouvait déjà là l’instant d’avant. Il ne vit que son reflet dans l’immense miroir qui couvrait du mur, du sol au plafond, sur la moitié de sa largeur, l’autre côté de la pièce.